La respiration unit l’un et le tout

PMvue » La première chose qui caractérise un organisme vivant sous le soleil – et une société en est un – est sa respiration, cet échange constant qui unit l’un et le tout, la parcelle et l’ensemble (paradigme de tous les rythmes, apparemment binaire : inspir-expir, mais quaternaire si l’on considère les apnées, les deux poses fluctuantes entre les pôles : accueillir-restituer-prendre-donner-naître-mourir-jour-nuit). Ce rythme de la respiration est celui inhérent à toute vie sur terre – la pulsation du vivant.

Or ce qui frappe à première vue est que la respiration de cette société est perturbée. Son arythmie est de nature asthmatique. Elle pompe et aspire bruyamment mais ne restitue plus cet air dont elle s’est gonflée – de peur sans doute d’en manquer. Aussi étouffe-t-elle peu à peu, non par manque mais par excès. En tirant à elle toute la couverture, elle meurt du trop, du surplus. Elle gît sous une montagne de produits et de détritus et continue d’accumuler tous les biens, d’aspirer toutes les ressources du monde. Cruel syndrome du monde civilisé !

Un thérapeute du souffle me faisait remarquer tantôt une différence essentielle entre un occidental et un oriental : prié tous deux d’inspirer profondément, ils réagiront de façon diamétralement opposée; le premier inspirera aussitôt avec vigueur, tandis que le second videra tout d’abord ses poumons de l’air qu’ils contenaient : une inspiration naturelle et profonde suivra d’elle-même.

Notre société ne sait pas expirer, restituer, lâcher-prise, ménager les pauses de l’apnée. Mue par une avidité insatiable, fouettée en avant comme une toupie, elle est sur le point de tout engloutir. Aveuglement et accélération incessante forment pour le moins un effrayant duo.

A tous les niveaux se reproduit ce même schéma de comportement – favorisant l’avoir, la satisfaction immédiate des désirs, la précipitation, la brusquerie, au détriment de leurs corollaires : l’être, pur et simple, la disponibilité, la patience, la croissance douce, la dimension contemplative. Le yang détruit le yin (rappelons que de l’équilibre de ces deux énergies dépend l’équilibre du monde dans la cosmogonie chinoise). En détruisant le yin dans toutes ses manifestations métaphysiques et sociales, le yang se détruit lui-même – car ces deux forces sont les deux aspects d’une seule et même réalité -flux et reflux du même océan- recto et verso d’une même feuille.

Une conséquence en est que dans notre société, seule une part de la réalité est prise en charge, exaltée, hypertrophiée, gonflée au silicone : le plaisir, la santé, la jeunesse, la sécurité, le sans-effort, la vitesse. L’autre dimension, pourtant inhérente à la première, est occultée, atrophiée, niée, rejetée : la maladie, la souffrance, la mort, l’effort, l’apprentissage, la responsabilité, la vieillesse.

Nous nous comportons sur cette terre en amnésiques – ou pire, en ivrogne qui saccage l’auberge qu’il délaisse, assuré qu’il est de ne jamais y revenir. Nous avons oublié notre véritable identité, qui nous relie aux deux principes du crée : le vide et le plein, le visible et l’invisible, le dicible et l’indicible, le pensable et l’impensable, le palpable et l’impalpable. La voie terrestre et la voie intérieure ! Privé de l’une ou de l’autre de ces dimensions, l’être humain est sauvagement mutilé.

Aussi le défi de notre époque n’est-il pas tant un défi économique, ni un défi politique, ni un défi scientifique, c’est un défi à la fois psychique et mystique. Si dans ce monde où elle menace de disparaître, nous ne réveillons pas en nous cette dimension d’éternité, de contemplation, d’accueil, la dimension féminine et sacrée en nous – si nous ne créons pas ces enclaves de silence où la frénésie se trouve suspendue, nous aurons oublié nos vocations d’hommes et de femmes.

Dans cette surenchère de produits, cette pléthore de biens, cet excès de paroles, de slogans, d’idéologies qui nous étouffent, nous n’avons besoin ni d’une nouvelle théorie, ni d’un autre messianisme, ni d’une nouvelle idéologie de la bienfaisance, ni même -ah, j’ose le dire – d’un nouvel humanisme ! Nous n’avons besoin que d’un silence, d’une pause, d’une amnistie – le temps de renouer avec notre identité véritable.

Et pas de malentendu ! Ce n’est pas d’un renoncement à l’action qu’il s’agit mais bien au contraire d’une action neuve dans un esprit libre, libéré des scories de la puissance, du vouloir-paraître, des vanités individuelles, des rivalités, des règlements de compte ! Une action libre dans la joie de servir ! »

Christiane Singer
(dans une conférence à l’université de Cordoue en 1989, lors d’un colloque réunissant sociologues, politologues et philosophes, sur le thème « Le futur de l’homme – un nouvel humanisme ? » – extrait de « Du bon usage des crises », éditions Terre du Ciel)